Peut-on échapper à la bêtise ?

Le 22 Mars 2019

Peut-on échapper à la bêtise ?

 
Suite à notre évènement autour de la bêtise avec Tiphaine Rivière et Yan Marchand, voici un résumé de la réflexion philosophique et de la parole échangée, écrit par Yan Marchand. 
Bonne lecture et belle réflexion ! 
 
Peut-on échapper à la bêtise ?
 
Nous nous amusons souvent à épingler des types de bêtises, ce qui est une tâche sans fin, car elle
prend des formes innombrables, et au fond, les bêtises se ressemblent toutes. Musil dans De la
bêtise, compare cette tâche à celle du chasseur de papillon. On essaye de suivre un exemple de
bêtise, mais un autre vient distraire notre regard et nous confondons tous les lepidoptères.
Si un classement semble fastidieux, c'est aussi en raison de cette prétention gigantesque : pour
désigner le bête il faut se mettre en surplomb et cette distance implique que nous ne sommes plus
dans la bêtise. Or cette vanité est une forme de la bêtise.
Peut-on échapper à la bêtise ? Cela semble ardu si d'emblée nous n'arrivons pas à l'épingler sans
devenir soi-même une incarnation de la bêtise.
 
Un défaut d’entendement
 
La bêtise semble être une chose familière. Je ne parviens pas à mettre en adéquation les moyens
et les buts que je me fixe. Mais qui peut prétendre à cette pleine adéquation.
Pour ne pas être bête, il faudrait dire : « Si tu doutes, même un peu, refuse de juger puis de
trancher. » Mais alors, nous resterions figés.
La bêtise ne peut pas se résumer à ce défaut d'entendement. Sinon notre mot « bêtise » se
confondrait avec celui d’erreur.
Quelque chose m’a échappé, je le sais bien, mais cela vient d’une imperfection dont je ne suis
pas l’unique responsable. Saint Paul disait : « Je ne fais pas le bien que je veux ; je fais tout le mal que je
ne veux pas. » (Epître aux Romains) Mais peut-on lui en faire le reproche ?
 
Mais nous faisons des erreurs spectaculaires tout de même ! Tout était de mon côté pour que je
réussisse. Tout ! Sauf moi. Je transforme l’or des circonstances en boue. j’ai ce tour d’esprit singulier que
explique que toute fécondité entre mes mains avorte.
 
Un défaut de prudence
 
Aristote formalise peut-être notre propos en parlant de prudence. En effet, la nature a son lot de
contingences, d'éléments fluents et imprévisibles, et je ne parviens pas à ajuster mon action à la situation.
Je manque d'a-propos. Je rate le kairos, disaient les anciens. Le kairos c’est l’occasion, fugace, celle qu’il
ne faut pas rater si l’on veut aboutir. Celui qui manque de prudence, frappe mais à la fin de l’envoi. ne
touche jamais.
Par exemple je peux connaître les règles de la sculpture et avoir tous les instruments de mesure
pour produire une belle œuvre. Mais si je conserve une règle trop rigide, je ne parviens pas à épouser la
forme de la pierre. Une règle trop souple, je ne peux plus prendre de mesure. Faisons donc ainsi que les
sculpteurs de Lesbos. Utilisons une règle de plomb. Assez solide pour prendre une mesure, assez souple
pour épouser la singularité d'un volume.
 
Qui peut accomplir sa visée sans faillir, composant avec les flucuations et incertitudes du monde.
J’ai manqué de sagesse. Quoi de plus humain ? J’ai été bête dans la mesure où un homme peut l’être.
 
La bêtise qui s’ignore
 
Il faut rajouter une dimension pour que l’erreur devienne bêtise. C’est se tromper et ne pas le
voir. Dans La Peste, Camus nous avertit que : « la bonne volonté peut faire autant de dégât que la
méchanceté si elle n’est pas éclairée. » Se tromper est une chose, nuire avec le sentiment de bien faire en
est une autre. Je ne suis pas tant responsable d’un résultat qui n’était pas celui attendu, que de n’avoir pas
suffisamment estimé les conséquences.
 
Le bête, ce n’est pas celui qui ne parvient pas à faire le bien, ni celui qui fait le mal, mais celui
qui pense sincèrement bien faire et ne voit pas le mal qu’il fait.
Mais il a encore un tour sympathique qui nous fait dire qu’il ne s’agit là que d’une forme de
l’erreur et de l’ignorance. Ce qui serait bête, c’est, le sachant, d’insister.
 
La bêtise est une suffisance.
 
La bêtise c’est peut-être, par un défaut quelconque de jugement, se tromper mais ne pas
l’admettre. C’est cette forme d’obstination qui ne mollit jamais.
Nous pouvons trouver ce trait chez ceux qui ont pourtant une maîtrise parfaite d’une spécialité.
Paul Valéry dit que l’homme compétent est celui qui se trompe dans les règles. Car on ne peut rien lui
reprocher, mais il manque de cettre prudence essentielle qui permet d’agir de façon adaptée à la situation.
Notre aimable idiot regrettera son action, le bête regrettera seulement que le réel n’ait pas répondu à ses
attentes. Drapé dans une savoir de pierre, il dira que le monde s’est trompé.
 
« Etre au-dessus de ce que l’on sait, chose rare ! L’érudition par dessus c’est le fardeau ; par
dessous, c’est le piedestal. » (Barbey d’Aurevilly, Pensées détachées, LXXXVII) Mon savoir ne me hisse
pas, il me sert de marchepied, mais il sera toujours en dessous de ce que je peux en faire. L’on se
demandera : « Toute cette science, tous ces livres et tous ces articles pour quel résultat ? »
 
Lorsque Molière écrit dans Les femmes savantes IV, 3, v1296 « Qu’un sot savant est sot plus
qu’un sot ignorant. » c’est que le savant, plus que l’ignorant, pensera savoir et sera d’autant plus long à
détourner de sa sottise, qu’il s’est presque enraciné dedans.
 
Le bête est de mauvaise foi. Là, clairement, il abdique. Je fais passer le grossier pour du fin.
Peut-être est-ce ainsi qu'il faut comprendre le mot bête. Ce mot Bestia, indique l'animal en ce qu'il est
domestique ou sauvage. Dans les deux cas, il échappe à une humanité plus raffinée, cutitvée, capable de
se hisser vers elle-même. D'ailleurs l'animal n'est pas forcément bête. Il peut être magnifique, souverain.
Il prendre la nom de Bellua. Notre suffisance est un engourdissement qui tarde à se reconnaître. Nous
approchons de la bêtise.
 
Car nous croyons en savoir assez...
 
Doxa, stéréotypes, clichés. Nous pensons dire et faire des choses sensées. Même le snob qui ne
veut faire comme personne fait comme tous les snobs. Il est de nos phrases comme de cette monnaie dont
parle Mallarmé, qui circule de main en main. Je me sens bête et je peux voir cette bêtise chez autrui
quand nous déroulons des banalités. D'où ce caractère de la Bruyère : « Le sot est automate, il est
machine, il est ressort ; le poids l’emporte, le fait mouvoir, le fait tourner, et toujours dans le même sens,
et avec la même égalité ; il est uniforme, il ne se dément point : qui l’a vu une fois, l’a vu dans tous les
instants et dans toutes les périodes de sa vie (...) Caractère, XI, 142) Ce n'est pas tant moi qui parle mais
la marionnette en moi. Si j'insiste, je deviens ma propre caricature. Je suis celui que Flaubert désigne dans
son dictionnaire des idées reçues, je n’ai pas encore parlé ; on sait par avance ce que je vais dire. Au fond,
je ne dis rien. Ma parole n’est pas pleinement signifiante.
Flaubert, parle de la sérénité de l’imbécile en la personne d’un certain Thompson de Sunderland,
qui a inscrit son nom en grand sur une colonne de Pompée. La voilà l’imbécilité : « elle de la nature du
granit, dure et résistante. » Notre Thompson s’est figé pour toujours sur une pierre. Façon de dire que « la
bêtise, c’est vouloir conclure. Nous sommes un fil et nous voulons savoir la trame. » (Lettre à Louis
Bouilhet)
Conclure : est-ce là la fin mot de l’histoire ? Le bête c’est le satisfait. Celui qui pense en savoir
assez alors que tout le fait mentir. Alors qu’il n’y a pas une once de personnalité dans ce qu’il énonce. Il
est du déjà tout fait, plus machine qu’homme, plus ruminant qu’humain. Il connaît dirait Jankelevitch :
« un arrêt dans le dynanmisme infini de l’intelligence, la bêtise c’est de s’en tenir là, peu importe où... »
(Traité des vertus)
 
La bêtise est certes une insulte. Elle dénonce celui qui fait ou dit n’importe quoi. Il n’apporte pas
d’eau ou moulin, voire même il tarit la source. Autant qu’il se taise et reste dans son coin. Car en plus
d’être inefficace son action risque de faire passer un mal pour un bien. Le bête peut être touchant,
maladroit, mais à force il rend féroce.
 
Réinventer le langage
 
Alors exprimons-nous sans cliché, agissons sans routine ! Soyons attentifs, toujours, à cette
question : qui parle en moi tandis que je parle ? Qui agit quand j’agis. Mais même si je tente de ne pas
être satsifait, je suis satsifait par ce vœu de ne jamais l’être. Comment s’en sortir ? Il faudrait à chaque
instant inventer une poétique de la langue, voire réinventer le langage. Comment parler dès lors. Car ces
usages, ces usures, ces arrêts ont un sens. Ne serait-ce que pour entrer en matière, lors d’une conversation.
Puis le langage a une dimension conventionnelle, rigidifiée par des éducations, des cultures et
s'en affranchir inviterait à se taire tout bonnement.
Si je parle, je ne suis pas pleinement signifiant. Alors, je me tais ?
 
Changer d’habitude
 
Qui pourrait supporter sans fléchir un langage toujours ouvert ? Nous avons la tentation de
retrivialiser, dirait Sloterdijk, dans Tu dois changer ta vie. Nous ne pouvons supporter le poids d'une
nouveauté perpétuelle. Notre pensée ne tiendrait pas. Il faut bien interpréter la nouveauté comme
insignifiante, ou comme du déjà vu. Sinon, ma pensée serait tirée dans tous les sens et le moindre courant
me ferait intellectuellement vagabonder aux confins de l'univers. La bêtise selon Sloterdijk, se tient là
également. Elle serait donc le fruit d’un long entraînement « aux opérations visant à éviter
l’apprentissage. Seule une série d’auto-knock-out de l’intelligence,poursuivie avec obstination, permet la
stabilisation d’un habitude de stupidité fiable – et même celui-ci peut être démenti à tout instant par une
régression dans la non bêtise. » La capacité de retrivialiser et si forte que l'esprit reste en demeure tant
qu’il le peut.
Si nous perdons une habitude c’est pour en reconstituer une autre. Mais il s'agit là d'un véritable
exercice et non d'une passivité. Le tout est d’opter pour une habitude choisi, fruit d’une discipline
volontaire, mais je sais que ma personnalité ne me surprend qu’en raisons du nombre de mécanismes qui
la compose.
 
Histoire d’une frite
 
Se mettre dans la mesure du possible, dans une situation d’apprentissage... Mais je sens bien que
je refais des boucles de routine à n’en plus finir. Sommes nous condamnés à la bêtise ? Ou condamnés au
langage. Car ce sont les mots qui nous piègent. Ils nous obligent à dire ce qu’ils disent et brident un
certain dyanimisme. Ils figent ce qui ne voulait pas se laisser prendre.
Roland barthes propose une image : « « Dans la poèle l’huile est étalée, plane, lisse, insonore (à
peine quelques vapeurs) : sorte de matéria prima. Jetez-y un bout de pomme de terre : c’est comme un
appât lancé à des bêtes qui dormaient d’un seul œil, guettaient. Toutes se précipitent, entourent, attaquent
en bruissant ; c’est un banquet vorace. La parcelle de pomme de terre est cernée – non détruite mais
durcie, rissolée, caramélisée ; cela devient un objet, une frite. » Ainsi sur tout objet, le bon système
langagier fonctionne, s’affaire, cerne, brut, durcit et dore. Tous les langages sont des micro-systèmes
d’ébullition, des fritures. » (L’image)
Chaque énoncé pourra offrir un surplomb à quelqu’un qui pourra énoncer que c’est une bêtise, du
rigide, de la clôture, et ainsi, le langage dévalera à l’infini depuis ces surplombs accumulés. On ne peut
pas vraiment dire sans transformer le réel en frite.
 
Le pire serait de finir avec des phrases monstrueuses comme cella de la société de
consommation. Un acheté, le deuxième gratuit. Cliché qui ne dit déjà plus grand-chose une fois énoncé.
De même Musil désespérait de faire sa conférence sur la bêtise, car il lui semblait que tout avait déjà été
dit par les panneaux publicitaires.
 
La bêtise comme signe du réel
 
Sommes-nous empêchés de dire, de fixer, de figer, de se satisfaire, sans sombrer dans la bêtise.
D’ailleurs, les autres ne tardent pas à nous le faire sentir.
 
Le langage aurait pu être l'outil simple et direct de l'intelligibilité du réel. Le révélateur d’une
structure. Or la bêtise nous fait senrir que ce n’est pas le cas. Par exemple : qui pourrait dire à la suite de
notre conversation : « Nous avons bien épinglé la bêtise ! » sans se dire qu’en tuant l’insecte nous avons
perdu ce qui nous plaisait en lui : sa vie.
Pourtant nous l’avons bien dit : signe que le langage dit parfaitement ce qu'il doit dire : le réel ne
peut être fixé dans une formule car il est une structure en devenir. Ou sa structure est le devenir.
Producteur de nouveauté.
Incessante immesion de tout dans tout, fluence. Mais pour le dire, il faut bien un point fixe, un
spectateur, comme une rivière a besoin de ses berges fixes pour couler.
Héraclite disait déjà « tout cède et rien ne tient bon », alors comment dire ce tout, qui une fois dit
ne dit plus ce tout. Mystérieux langage qui n’arrive pas à dire ce monde commun mais le montre.
blax, pour héraclite, l’homme véritablement stupide, c’est celui qui ne perçoit plus les carences
du langage. Il fixe dans un monde particulier, idiot au sens propre. Il pense la vie sans sa relation à la
mort, la nuit sans le jour, la paix sans la guerre. Il rêve du langage où tout se dépose,où tout repose. Or le
même chemin monte et descend à la fois et celui qui ne dit pas le nœud qui retient et nourrit ces deux
directions, ne dit rien. Mais comment le dire? Par fragments ?
Peut-on échapper à la bêtise ?
 
Ce soir nous avons peut-être un pied dedans et l’autre dehors en discutant entre nous, croisant,
modifiant, sacrifiant des idées pour d’autres, et optant finalement pour le silence, car nous avions soif.
En proposant une rédaction de ce moment oral et vivant, je fais peut-être une bêtise. Car maintenant, c’est dit.

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